Au Somaliland, la mémoire sur cassettes d'un "pays qui n'existe pas"
Dans la bibliothèque du Centre culturel d'Hargeisa, la capitale du Somaliland, Hafsa Omer appuie sur le bouton "play" d'un petit lecteur cassette.
Les notes d'un kaban, le luth somalien, s'élèvent, rejointes par le chant d'une femme.
Les yeux sur l'écran de son ordinateur portable, elle tape sur son clavier en balançant sa tête au rythme de la mélodie pentatonique, typique de cette région du nord de la Corne de l'Afrique.
Depuis 2021, cette jeune femme de 21 ans mène un minutieux travail d'archivage et de numérisation d'un fonds de 14.000 cassettes.
Rachetées, retrouvées ou données, ces bandes recèlent plus d'un demi-siècle de vie quotidienne, musicale, culturelle et politique du Somaliland, ancienne Somalie britannique, rattaché en 1960 à la Somalie dont il a proclamé son indépendance en 1991 - qui n'est reconnue jusqu'à présent par aucun Etat au monde.
"Beaucoup de gens ne considèrent pas ces choses (ces cassettes) comme importantes. Mais elles contiennent toute l'histoire de mon pays, elles contiennent toute l'histoire de mon peuple", résume Hafsa Omer: "Mon peuple n'écrit pas, ne lit pas. Tout ce qu'il fait, c'est parler".
Peuple de bergers nomades, les Somali sont de culture orale et l'actuel Somaliland en a été un des centres, haut lieu de création musicale et berceau de la poésie - art au rôle crucial dans ce coin d'Afrique, façonnant jusqu'au débat politique.
- Récits intimes -
La radio publique, Radio Hargeisa, dispose également d'un fonds de plus de 5.000 bobines et cassettes d'émissions et de groupes de musique enregistrés dans ses studios depuis sa création en 1943.
Mais les dizaines de milliers d'heures de bandes réunies par le centre culturel relatent une histoire moins officielle: des morceaux de "somali funk", musique en vogue dans les années 1970 mais pas assez académique pour passer à la radio nationale, des enregistrements inédits de répétitions de pièces de théâtre quand le Théâtre national n'était pas encore un centre commercial, ou encore de simples récits de vie d'anonymes.
Avec la démocratisation des petits magnétophones, les Somalilandais avaient pris l'habitude durant les années 1970-80 de correspondre par cassettes avec leurs proches en exil.
Réunis autour d'un magnétophone, ils racontaient les dernières nouvelles de la famille, du quartier ou la vie durant la "guerre d'indépendance" (1981-1991) entre la rébellion du SNM et le régime militaire de l'autocrate Siad Barre au pouvoir à Mogadiscio, dont les bombardements ont détruit Hargeisa à 70% en 1988...
"On trouve aussi des cassettes enregistrées dans la clandestinité, un groupe de personnes qui mâchent du khat, des hommes, des amis parlent de politique. Ils ne peuvent pas dire ce qu'ils disent en public, mais ils sont contre la dictature", explique Jama Musse Jama, le directeur du centre culturel d’Hargeisa. Dans ces cassettes, "on y trouve tout ce qui ne figure pas dans l'enregistrement classique et formel de l'État, ce qui se passait dans les rues des villes".
- Identité -
Grâce à ces cassettes, Hafsa Omer dit même voir jusqu'à l'impact du changement climatique. En écoutant des chansons, "j'ai vu combien d'arbres ont disparu, combien de sortes de fruits que nous avions n'existent plus, combien d'espèces d'animaux vivaient au Somaliland", explique-t-elle.
Avec "4.690 cassettes seulement cataloguées" et "1.103 numérisées" jusqu'à présent, le travail d'archivage reste titanesque pour Hafsa Omer et son équipe de quatre camarades. Mais il revêt des airs de mission dans un "pays" en quête de reconnaissance depuis près de 35 ans.
"C'est une preuve pour démentir ceux qui disent que le Somaliland n'existe pas. Cela montre qu'il existe", ajoute Jama Musse Jama, qui dit également faire ce travail de mémoire pour la jeune génération.
"Connaissent-ils le Somaliland ? Nous devons leur donner des connaissances de base, une identité. (Le Somaliland) Ce n'est pas quelque chose qui est né en 1991. Il y a des pans d'histoire que nous avons partagés avec l'ancienne Somalie italienne, un pan que nous n'avons partagé avec personne...(...) Toutes ces histoires qui font l'identité du peuple somalilandais se trouvent dans ces enregistrements".
(E.Beaufort--LPdF)