Privée de RT et Sputnik par l'UE, la Russie poursuit sa guerre de l'information
Privés des médias RT et Sputnik, bannis par l'UE après l'invasion de l'Ukraine, Moscou n'a pas renoncé à la guerre de l'information sur le Vieux Continent et ailleurs, jouant des failles d'internet et de relais de circonstance, à grand renfort du carnet de chèque.
Une fois n'est pas coutume, l'homme d'affaires russe Evguéni Prigojine, fondateur du groupe de mercenaires Wagner et réputé proche de Vladimir Poutine, s'est vanté lundi de mener des opérations de manipulation en pleine campagne pour les élections de mi-mandat aux Etats-Unis, après des années de dénégations.
"La bataille des narratifs continue, non seulement en Occident, mais aussi en Amérique Latine et en Afrique où le Kremlin est très efficace dans la propagation de ses récits et de sa propagande", explique à l'AFP Katarina Klingova, chercheuse pour le think-tank Globsec, basé à Bratislava.
En Europe, l'ONG belge EU DisinfoLab, spécialisée dans la lutte contre la désinformation, a signalé mi-septembre une opération d'influence très sophistiquée – lancée en mai 2022 et toujours en cours – consistant à créer des dizaines de sites clones d'authentiques médias (dont Bild, 20minutes, Ansa, The Guardian ou RBC Ukraine) en vue de diffuser de faux articles, vidéos et sondages.
Le tout relayé par "des réseaux de pages ou de faux comptes Facebook", et une campagne de publicité sur le réseau social pour un montant avoisinant les 105.000 dollars, affirme l'ONG.
– Contournement –
S'il reste difficile d'attribuer cette opération à un acteur en particulier, "beaucoup d'éléments pointent en direction d'une implication d'acteurs basés en Russie", affirme EU DisinfoLab, décrivant des narrations toutes "alignées avec la propagande russe".
Début juillet, une porte-parole du gouvernement bulgare a pour sa part accusé la Russie de payer jusqu'à 2.000 euros par mois des personnalités publiques, hommes politiques ou journalistes, pour défendre les intérêts du Kremlin dans le pays.
Dès le mois de mars, l'Union européenne a banni les médias RT et Sputnik, sans parvenir à les empêcher de diffuser du contenu. Ils jouent pour cela avec les interstices d'internet: création de nouveaux noms de domaines, sites miroirs ou en apparence indépendants, reproduisant mot pour mot des contenus de RT, comme l'a récemment relevé l'Institut pour le dialogue stratégique, établi à Londres.
Ils restent en outre accessibles via un simple VPN (réseau privé virtuel) ou sur des plateformes vidéo en ligne, telles qu'Odysee ou Rumble, où l'absence assumée de modération fait la part belle aux théories du complot, radicales et anti-système.
Signalées récemment aux autorités françaises, à qui ce contournement avait manifestement échappé, Odysee et Rumble ont cessé fin octobre de diffuser en France les contenus de RT et Sputnik. Mais ailleurs en Europe, la diffusion se poursuit, a constaté l'AFP.
Ces deux médias ne sont "que la pointe de l'iceberg. Il y a pléthore d'outils et d'acteurs utilisés par le Kremlin dans ses opérations d'influence – de sa vaste machine médiatique aux agences de presse, les ambassades et ses représentants dans le monde entier, les usines à trolls, les hackers, l'Eglise orthodoxe, diverses ONG, etc.", détaille Katarina Klingova.
– Semer la confusion –
"Depuis le début de l'invasion russe en Ukraine et le blocage de RT et Sputnik, il y a une recomposition de l'outil informationnel et d'influence russe à l'étranger" autour notamment d'une large galaxie de chaînes Telegram, de blogs, de comptes Twitter, Facebook et autres, explique à l'AFP Kevin Limonier, chercheur sur le cyberespace russophone.
"Ce blocage est en outre arrivé trop tard. Ces médias ont réussi à créer des réseaux extrêmement complexes de diffusion de narratifs qui ne dépendent plus nécessairement de l'Etat russe. L'influence russe s'est banalisée et enracinée, notamment au sein d'un certain nombre de cercles anti-systèmes, gilets jaunes, anti-vaccins, etc...".
Depuis longtemps, la stratégie "consiste à créer de la confusion en mélangeant du vrai et du faux, en n'hésitant pas à travestir la réalité et en créant des explications simples à des problèmes complexes", ajoute-t-il.
Elle vise aussi à attiser tensions et faiblesses. Certains observateurs anticipent ainsi des campagnes informationnelles autour des thèmes de l'énergie et du chauffage à l'approche de l'hiver, qui risquent de mettre à rude épreuve le soutien européen vis-à-vis de l'Ukraine en cas de rationnements d'électricité.
"L'arme informationnelle reste un outil à bas coût, comparée aux armes conventionnelles, et peut avoir un impact potentiellement fort. Par exemple dans le cadre d'élections, si vous êtes capables d'influer sur des dirigeants politiques potentiellement désireux de stopper l'aide à l'Ukraine", pointe auprès de l'AFP Brian Liston, analyste chez Recorded Future, société américaine spécialisée en cybersécurité.
(O.Agard--LPdF)