"Etat critique stable": la résistance ukrainienne sur la ligne de front à l'est
La douzaine de soldats ukrainiens, nerveux et épuisés par les combats, serrés les uns contre les autres samedi sous un pont pour éviter les tirs d'obus russes, forment la dernière ligne de défense contre l'offensive russe à Severodonetsk, la ville détenue par Kiev la plus à l'est du pays.
Derrière eux, les restes fumants de ce qui était avant la guerre une ville industrielle de 100.000 habitants, avec ses innombrables immeubles de l'ère soviétique et son importante usine de produits chimiques.
Leurs yeux sont braqués sur un champ, de l'autre côté du pont, d'où les Russes ont tiré toute la nuit des missiles sur les dernières défenses ukrainiennes.
La prise de Severodonetsk par l'armée russe signifierait de facto que les troupes de Moscou contrôlent la région de Lougansk, la plus petite des deux républiques séparatistes prorusses, à la veille des commémorations en Russie du 9 mai.
Dans un passage souterrain de la périphérie nord de Severodonetsk, des soldats lourdement armés crient anxieusement des ordres dans leurs talkies-walkies, à côté d'une camionnette calcinée.
Des missiles antichars sont posés là, à côté d'une bouilloire, dont l'eau chaude permet de remplir les thermos des soldats.
Ils sont trop fatigués pour prendre l'air courageux.
"Je préfère ne pas estimer combien de temps on peut encore tenir. Tout ce que je peux dire, c'est que nous sommes encore là", a déclaré un commandant ukrainien, qui préfère garder l'anonymat.
"Le meilleur moyen pour décrire la situation ? Etat critique stable", dit-il dans un rire sardonique.
- Coupées du monde -
Une tendance claire a émergé sur le front est de l'Ukraine, au cours du troisième mois de l'invasion russe.
D'un côté, les unités ukrainiennes contre-attaquent et progressent à l'est de la grande ville de Kharkiv. De l'autre, les Russes grignotent petit à petit du terrain à environ 150 km au sud-est de l'avancée ukrainienne.
En d'autres termes, les deux armées convergent pour une bataille qui pourrait déterminer si les Russes sont en capacité de prendre la ville stratégique de Kramatorsk.
Les lignes de front bougent à travers des champs ouverts des vallées parsemées de villes industrielles et de plus petites localités rurales désormais quasiment coupées du monde.
Severodonetsk a été transformé en un paysage lunaire, avec ses routes remplies de cratères et de bâtiments calcinés.
Certains habitants ont bien tenté de braver les combats pour essayer de réparer les lignes électriques éventrées, en grimpant sur les poteaux en bois.
"Nous n'avons plus d'électricité ni d'eau depuis deux semaines", explique Guennadiï Lastovets, un soudeur, en attendant une voiture qui devait évacuer son père de 81 ans.
"Mais honnêtement, je n'ai aucune idée de la façon dont se déroule la guerre", ajoute cet homme de 55 ans. "Des rumeurs circulent, mais nous n'avons plus d'accès à Internet, plus de connexion téléphonique".
- Espoir perdu -
Tout ce que sait Galina Abdourachikova, c'est qu'elle est toujours en vie après avoir rampé, pieds nus, dans son appartement touché par un missile, avant de passer les cinq jours suivants seule dans une voiture abandonnée.
De quoi faire perdre espoir à cette dame de 65 ans.
"Je n'ai rien à manger ni à boire. J'avais une bouteille d'eau avec moi, mais plus maintenant. J'ai la bouche sèche", murmure-t-elle.
Sa Lada endommagée était le seul véhicule toujours présent sur la rue principale qui traverse une zone industrielle de laquelle ni soldats, ni civils ne semblaient vouloir sortir.
"Je n'ai plus peur de rien", dit-elle à propos des détonations entendues très fréquemment dans divers endroits de la ville pendant qu'elle parle.
"Au début, j'avais peur que ces choses me tuent. Mais maintenant je n'ai plus peur. Si ça me tombe dessus, ça me tombe dessus".
- "Ils sont partis" -
La ville est actuellement dirigée par une administration civilo-militaire qui opère depuis un bâtiment qui abritait avant la guerre plus d'une demi-douzaine d'organisations humanitaires américaines et européennes.
Mais les travailleurs humanitaires ont été contraints de quitter la ville, après en avoir reçu l'ordre par leurs gouvernements respectifs avant le début de l'invasion russe le 24 février.
Les seuls qui restent, dont quelques européens, se sentent abandonnés et trahis.
"Ils sont partis sans jamais se retourner", déplore l'humanitaire britannique Philip Ivlev-York en montrant l'ancien bureau d'un organisme européen.
Le chef de l'administration municipale, Oleksandre Strioup, est lui occupé au sous-sol à feuilleter des papiers pour déterminer où envoyer les vivres disponibles. Au moment où une salve de tirs de défense depuis une position fortifiée devant le bâtiment le force à lever les yeux.
"La situation se tend car les attaques sont de plus en plus fréquentes", analyse-t-il.
"Ils essayent de prendre la ville. Mais nous la défendons".
(F.Bonnet--LPdF)