En Ukraine, à bord d'un train secret pour évacuer les soldats blessés
C'est un train bleu et jaune ordinaire, sur le quai d'une gare qui l'est tout autant. Mais à travers une de ses vitres embuées, se dessine le visage d'un soldat ukrainien allongé sur un lit d'hôpital, une partie de son nez arrachée et des plaies sur les joues.
Tous les passagers de ce convoi spécial de l'armée ukrainienne sont des militaires blessés au combat et évacués vers un hôpital.
Près du front, beaucoup d'infrastructures médicales ont été détruites par des frappes russes et celles qui restent sont vite surchargées par l'afflux des patients.
Le train "permet de transporter beaucoup de personnes d'un coup", explique Oleksandre, un médecin militaire de 46 ans chargé de l'évacuation de ces soldats. C'est aussi moins dangereux qu'un hélicoptère compte tenu de la "menace" aérienne russe, relève-t-il.
Mais des wagons remplis de militaires, même blessés, risquent aussi d'être visés et l'opération se déroule dans le plus grand secret. L'itinéraire, par exemple, ne peut pas être rendu public.
L'AFP a néanmoins été autorisée à monter à bord de ce train, auquel les journalistes ont très rarement accès.
- Vertige -
Ce jour-là, plusieurs dizaines de blessés sont attendus. Arrivés en ambulance, ils sont poussés à bord dans des brancards et installés dans des lits aux draps fleuris. Sur les murs, des drapeaux ukrainiens côtoient des dessins d'enfants et des messages à caractère patriotique.
A l'intérieur, les wagons ressemblent à de véritables hôpitaux. Si ce n'est que le personnel comme les meubles tanguent un peu au fil des rails, une fois le convoi en marche.
Poser un cathéter ou faire une piqûre dans un véhicule en mouvement est "difficile", confie l'infirmière Viktoria, tout de kaki vêtue à l'exception de ses gants en plastique bleus.
"On a souvent la tête qui tourne après", dit cette femme de 25 ans, devant une fenêtre à travers laquelle le paysage défile. Les dégâts de la guerre, dont elle est témoin, sont encore plus vertigineux.
"Je comprends le nombre des blessés maintenant", reprend Viktoria. "C'est dur de le voir tous les jours".
L'Ukraine ne communique que très peu sur ses pertes, tout comme la Russie. Fin février, le président Volodymyr Zelensky avait affirmé que 31.000 militaires ukrainiens avaient été tués, un chiffre probablement sous-évalué, disent les observateurs.
Le bilan des blessés, généralement bien plus élevé, n'a jamais été dévoilé.
- Amputations -
L'immense majorité des passagers ont été victimes de tirs d'artillerie ou d'une attaque de drones. Nombre d'entre eux ont dû être amputés et certains sont encore inconscients.
Un des wagons est une unité de soins intensifs, ce qui permet de transporter des personnes dans un état grave.
Les médecins peuvent même opérer si nécessaire, mais seulement en cas de "force majeure", note le docteur Oleksandre.
Les hémorragies massives, des tueuses imprévisibles et rapides, sont une des hantises des soignants. Quelques minutes peuvent suffire pour qu'une personne succombe.
C'est pourquoi l'équipe est "constamment à côté des patients", explique Oleksandre. Infirmiers et médecins doivent se relayer pour aller aux toilettes ou manger.
Pour une soignante, Olena, les blessures les plus pernicieuses sont ailleurs. "L'état moral (des soldats) est difficile", dit-elle pudiquement.
"Ils ne s'inquiètent pas de s'être fait amputer d'un membre" mais "ce qui les déprime, c'est l'état de leurs camarades, de leur famille", ajoute-t-elle.
- "Pas tous revenus" -
Un soldat de 28 ans du nom de guerre de Mourtchyk a reçu une balle dans le poumon quand son groupe est tombé dans un guet-apens.
"On était quatre en partant mais nous ne sommes pas tous revenus", raconte-t-il, assis sur son lit. L'un de ses camarades n'a pas survécu à cette attaque russe.
Dans le train, le jeune homme profite de "la chaleur, de la nourriture et des médicaments" mais il retrouvera peut-être bientôt les dures conditions du front, comme le font beaucoup d'autres soldats blessés après leur convalescence, si leur état de santé le permet.
Les forces ukrainiennes sont en manque d'effectifs, face à une armée russe massive. Et elles sont en difficulté dans l'est, où l'ennemi gagne du terrain.
Le sort de Mourtchyk dépendra de la décision de la commission médicale. "Mais j'aimerais y retourner", assure-t-il.
- "Souffler" -
L'armée ukrainienne procède à ces évacuations ferroviaires depuis le début de l'invasion russe, en février 2022, reprenant un mode opératoire utilisé pendant les Première et deuxième guerres mondiales.
Au fil du temps, le projet s'est développé et plusieurs trains ont été entièrement réaménagés par la compagnie ferroviaire publique ukrainienne.
A l'arrivée, des ambulances attendent déjà. Sur le quai, le ballet des brancardiers prend alors un rythme effréné pour emmener au plus vite les soldats vers les hôpitaux.
C'est seulement "quand le train est vide" qu'Oleksandre dit pouvoir "pousser un soupir de soulagement".
"C'est bien sûr très stressant", avoue le médecin militaire. Son répit est toujours de courte durée. Tant que la guerre durera, il faudra repartir et aller chercher de nouveaux blessés.
(L.Chastain--LPdF)