Journal d'un agriculteur: "les gens arbitrent toujours leur budget sur la bouffe"
Jérôme Caze, 37 ans, marié et père de trois enfants, à la tête d'une exploitation maraîchère et d'élevage de poulets et de porcs en Lot-et-Garonne, raconte depuis octobre à l'AFP son quotidien de "petit agriculteur" dans un monde paysan en proie à des crises récurrentes.
Dans ce troisième épisode, cet exploitant installé depuis six ans en vente directe, qui "mise tout sur la qualité", partage son regard, parfois teinté d'incompréhension, sur les consommateurs et leurs attentes.
- Priorité -
"On approche de Noël, les ventes se réduisent. Les gens font des économies pour le jour du réveillon, pour s'acheter des beaux cadeaux, des chocolats. Ils reviendront me voir en janvier, pour chercher du fenouil et des produits de qualité pour limiter la crise de foie.
En ce moment, le panier maximum au marché, c'est 30 euros, jamais un euro de plus.
Le client est plus exigeant en vente directe qu'au supermarché : par exemple, on attend de toi que tu fasses l'arrondi, ce qu'on ne demande jamais à la caissière. Sur les cinq centimes que j'offre à chacun, en facturant 12 euros au lieu de 12,05 par exemple, c'est en fait un peu de mon salaire que je donne. Mais très peu m'en remercient.
Tout le monde a son budget et quand il y a des difficultés financières, les gens arbitrent toujours sur la bouffe. Cette année, on a vendu trois fois moins de fraises, alors qu'on les faisait au même prix qu'en 2015. On sent que ça se prive un peu... pour pouvoir s'acheter d'autres produits qui ont sérieusement +margé+, comme les téléphones.
Durant le Covid, les fermes d'ici se sont associées et converties en Drive pour nourrir les gens mais dès que les supermarchés ont rouvert, tout le monde est reparti chez Leclerc. Ça été très net, le monde n'a pas changé.
Il y a trente ans de ça, la priorité c'était encore de bien manger. Ça s'est un peu perdu. Aujourd'hui, pour fêter l'anniversaire d'un petit, tu vas être invité pour le gâteau à 16h plutôt qu'à une grande boustifaille, de midi à 18h, avec toute la famille et les copains."
- Twingo, Mercedes et tomates -
"La priorité maintenant, c'est les vacances avec Ryanair, les téléphones ou l'abonnement Netflix.
Je ne jette pas la pierre, tout le monde fait des choix, moi le premier, mais on peut le prendre comme un manque de reconnaissance, sur le temps, de nos efforts et du soin qu'on apporte à nos produits.
La différence entre une Twingo et une Mercedes, les gens la comprennent et acceptent le delta de prix sur l'étiquette, mais jamais pour une tomate de qualité par rapport à une tomate standard...
En circuit court, tu peux difficilement t'en sortir si tu mises sur le volume et si tu rentres dans le jeu de la concurrence entre les prix.
Nous, on mise tout sur la qualité : on part du principe que pour vendre, il faut que notre clientèle soit bien informée, bien conseillée, y compris le vacancier de passage.
L'objectif n'est pas de vendre pour vendre, mais de se faire une réputation pour que derrière, ça revienne. On explique toujours que nos poulets courent dehors plus de 90 jours, qu'ils sont nourris au maïs et bien traités. Pareil sur les légumes, qu'on cultive sans pesticides."
- "Actionnaires" -
"Il y aura toujours des gens méfiants, qui s'arrêtent net s'il n'y a pas la mention bio et ne cherchent pas à écouter nos explications sur nos méthodes, qu'on juge tout aussi saines... mais dans l'ensemble, on fidélise des clients.
Ceux-là ne regardent jamais le prix et te posent des questions: "+alors, les poussins sont arrivés?+". Certains te suggèrent même d'investir dans un labo de transformation, presque comme le feraient des actionnaires (rires). On en a une cinquantaine mais il en faudrait le double pour se rémunérer.
Alors on vise aussi les entreprises, les cantines scolaires et pour trouver une soupape de régulation et éviter la surproduction, j'aimerais développer la vente sur Internet."
Propos recueillis par Karine ALBERTAZZI et Thomas SAINT-CRICQ
(Y.Rousseau--LPdF)