Gangs, crise politique et inflation mondiale: l'économie haïtienne risque l'implosion
Subventionnée sans effets positifs sur la croissance par un gouvernement en manque de légitimité, minée par la criminalité des gangs, l'économie haïtienne se trouve aujourd'hui au bord de l'implosion face aux effets de la guerre en Ukraine.
L'essor mondial des prix des carburants intervient au pire moment pour les autorités haïtiennes: la hausse des tarifs à la pompe qu'elles avaient ordonnée en décembre n'a toujours pas été digérée par la population.
En Haïti, ce marché stratégique est régulé par l’État: pour acheter la paix sociale, les gouvernements successifs évitent généralement de toucher à ce dossier sensible.
Avant celle de décembre, la précédente hausse des prix des carburants remontait à mai 2017.
Depuis six mois, les litres d'essence et de diesel sont respectivement payés 56 centimes et 78 centimes d'euros par le consommateur.
- Intenable subvention des carburants -
A charge aux autorités de rembourser la différence aux compagnies pétrolières qui importent et vendent en Haïti, une note devenue trop salée avec la flambée causée par le conflit en Ukraine.
"Cette année, ces subventions des carburants ont augmenté de plus de 200%: on est autour d'un coût de 18 milliards de gourdes", soit plus de 153 millions d'euros, a précisé l'économiste Kesner Pharel.
Cette somme, qui représente deux fois les fonds alloués au ministère de la santé, ne résorbe en rien la misère des 60% de Haïtiens vivant sous le seuil de pauvreté.
"Cela n'aide pas sur le plan social car il s’agit d'une subvention généralisée: on ne cible pas les gens les plus défavorisés", analyse M. Pharel.
"En décembre, il avait été évoqué un mécanisme pour soutenir le seul secteur du transport en commun mais, jusqu’à présent, ça n’a pas été fait à cause du manque d’efficacité de l’État", déplore-t-il.
Et comme le pays insulaire importe cinq fois plus de denrées qu'il n'en exporte, l'augmentation des frais du transport maritime aggrave l'inflation, qui avait déjà franchi la barre des 25% en début d'année.
"Nous allons souffrir de l’inflation importée car nos principaux partenaires commerciaux, les États Unis et la République dominicaine, ont maintenant aussi des inflations fortes: chez nous, on pourrait atteindre 30% cette année", alerte Kesner Pharel.
Le spectre des émeutes de la faim de 2008 plane sur Haïti alors que les prix du blé flambent également en raison de la guerre menée par la Russie en Ukraine, deux premiers pays producteurs de la céréale.
- Farine 30% plus chère -
"Cela commence à affecter toute la production de biens industriels dérivés du blé en Haïti, comme la farine ou les pâtes alimentaires, qui connaissent déjà, depuis la guerre, plus de 30% de hausse", souligne l'économiste Etzer Emile qui rappelle qu'Haïti importe deux fois plus de riz, blé et maïs qu'elle n'en produit localement.
Alors que les ménages haïtiens consacrent 60% de leurs revenus à l'alimentation, selon l'institut national de statistiques, l'insécurité alimentaire touchait déjà 4,5 millions d'habitants du pays, avant le déclenchement de la guerre en Europe.
"Ce matin pour le petit déjeuner, les enfants demandaient du pain mais on ne peut pas en acheter: même s'ils n’aiment pas trop, on remplace par des galettes de manioc", raconte Michèle, qui vit à Port-au-Prince avec sa mère, sa sœur et ses trois neveux.
"On ne peut plus acheter autant de riz qu’avant. D’ailleurs là, nous n’en avons plus et on réfléchit à en racheter ou non", confesse la jeune femme.
Ces défis économiques interviennent alors que les gangs, qui ont gagné du territoire, siphonnent la population via les rançons qu'ils exigent lors des enlèvements quotidiens, commis principalement dans la capitale.
- Fuite des entreprises en République dominicaine-
Face au racket qu'elles ont imposé aux industries, les bandes armées constituent un énième obstacle au relèvement de l'économie haïtienne, en récession depuis 2019 et qui pourrait ne croître que de seulement 0,3% cette année, selon les prévisions optimistes du gouvernement.
"De plus en plus d’entreprises dans les zones difficiles, de grande violence, ferment boutique en laissant davantage de personnes au chômage", constate Etzer Emile.
Ce plongeon économique d'Haïti profite déjà largement au pays voisin.
"Des dizaines et des dizaines d’entrepreneurs haïtiens ont déjà migré en République dominicaine et ici, en Haïti, ils tiennent uniquement leurs boîtes à flot", constate avec dépit Grégory Brandt, président de la chambre franco-haïtienne de commerce et d'industrie.
"Sur l'année fiscale 2021-2022, les Haïtiens ont ainsi investi 250 millions de dollars en République dominicaine", déplore l'homme d'affaires.
(O.Agard--LPdF)