

Dans les abysses, l'appétit minier a lancé une course pour nommer une faune et une flore méconnues
Dans les profondeurs froides et obscures du Pacifique, l'immense plancher océanique est constellé de galets riches en métaux convoités par l'industrie, au milieu d'une multitude d'espèces étranges, quasi totalement inconnues de la science.
D'un côté, l'industrie minière se bat pour obtenir le droit d'excaver les fonds marins de la zone de Clarion Clipperton (CCZ), immense plaine à plus de 3.000 mètres de profondeur, entre Hawaï et le Mexique. De l'autre, des chercheurs, en grande partie financés par les entreprises, s'y précipitent pour identifier et cartographier des milliers d'espèces mystérieuses.
La zone, longtemps perçue comme un désert sous-marin, est désormais connue pour abriter une faune et une flore abondantes: un concombre de mer géant surnommé "l'écureuil gélatineux", une crevette aux longues pattes velues, des vers ou des éponges flottantes attachées aux rochers.
C'est l'intérêt pour les "nodules", ces "galets de métaux" comme le cobalt et le manganèse, recherchés pour les batteries, les panneaux solaires ou les écrans tactiles, qui a ouvert la voie à l'exploration scientifique.
"Nous avons une bien meilleure compréhension de cette partie du monde que si nous n'avions pas essayé de l'exploiter", admet Tammy Horton, du Centre océanographique national du Royaume-Uni (NOC).
Mais pour les défenseurs de l'environnement, cette biodiversité est le véritable trésor de ces abysses. Et elle risque de disparaître avant même d'être découverte, sous l'énorme panache de sédiments millénaires que l'exploitation minière soulèverait.
Les nodules eux-mêmes lui offre un habitat unique, sorte de jardins de corail en miniature.
Les scientifiques ont prélevé des échantillons avec des appareils de collecte lancés depuis des navires et ont déployé des véhicules télécommandés pour prendre des photos. Un cliché peut dévoiler une seule ophiure, animal ressemblant à une étoile de mer, mais il est rare que les chercheurs voient deux fois la même créature.
Il existe "un nombre considérable d'espèces rares ", rendant cette région comparable à l'Amazonie, a déclaré Tammy Horton.
- Long et méticuleux -
Environ 90% des 5.000 espèces animales recensées dans la CCZ étaient nouvelles pour la science, selon le premier bilan publié en 2023 dans la revue Nature Ecology and Evolution.
L'Autorité internationale des fonds marins (AIFM), fondée sous l'égide de l'ONU, s'est fixé pour objectif de décrire plus d'un millier d'espèces d'ici à 2030 dans les régions convoitées par l'industrie.
Chaque animal doit être esquissé, disséqué et doté d'un "code-barres" moléculaire, sorte d'empreinte ADN pour permettre à d'autres chercheurs de l'identifier.
Il a fallu un an à Tammy Horton et une équipe pour décrire 27 amphipodes, sorte de petit crustacé, sur plus d'une centaine encore sans nom.
Mais l'AIFM, censée finaliser cette année son code minier, est pressée d'aller plus vite, alors que l'entreprise canadienne The Metals Company prévoit de soumettre la toute première demande d'exploitation en juin.
Pour l'association Fauna & Flora, l'exploitation risque de perturber la chaîne alimentaire, voire accentuer le changement climatique en libérant le carbone contenue dans les sédiments, source de réchauffement supplémentaire.
- Souvenirs de la guerre froide -
Le plus ancien site minier expérimental est une bande de fond excavée dans le plus grand secret en 1979.
Selon Daniel Jones, autre professeur du NOC qui a fouillé les archives pour le localiser, l'expérimentation est née d'une complexe manigance de la CIA pour récupérer un sous-marin nucléaire russe.
Après avoir fait semblant de mener une exploration minière en guise de couverture, la CIA avait décidé de louer le navire pour une véritable tentative, raconte Daniel Jones, qui a retrouvé une vieille photo de la machine d'environ huit mètres de large qui a raclé les fonds.
Son équipe s'est rendue sur place en 2023 et a constaté que les traces, plus de 40 ans après, étaient encore visibles sur le plancher océanique.
Il y avait "les premiers indices d'un rétablissement biologique" le long des sillons, a déclaré M. Jones, mais la densité de population animale n'avait pas retrouvé sa densité normale.
Les nodules eux-mêmes se sont probablement formés il y a des millions d'années: des fragments solides - dent de requin, os d'oreille de poisson - se sont déposés sur les fonds, puis agrandis à un rythme infiniment lent par l'accumulation de minéraux dans l'eau.
Mais selon le Conseil consultatif des académies européennes des sciences (EASAC), le besoin en nodules pour la transition énergétique a été exagéré.
Une fois lancée, l'exploitation des grands fonds marins sera difficile à arrêter, met en garde Michael Norton, directeur de l'environnement à l'EASAC: "C'est une voie à sens unique. Une fois engagé, on ne fait plus demi-tour de son plein gré".
(H.Duplantier--LPdF)