Centrafrique: la Cour pénale spéciale, entre avancée "historique" et "obstacles" du pouvoir
Sept ans après son inauguration en Centrafrique, la Cour pénale spéciale (CPS), tribunal hybride composé de magistrats nationaux et internationaux chargés de juger les crimes de guerre et contre l'humanité commis depuis 2003, ouvre son premier procès mardi à Bangui.
Dans un pays à l’État de droit quasi-failli, ensanglanté par des décennies de guerres civiles, dont la dernière, entamée il y a 9 ans, perdure aujourd'hui, et avec un territoire aux deux tiers aux mains de milices armées il y a un an, la CPS a dû franchir un éprouvant parcours d'obstacles pour en arriver là.
Et rien n'est joué encore pour cette juridiction qui peine à affirmer son autorité quand le pouvoir du président Faustin Archange Touadéra, accusé par l'ONU, l'Union européenne et la France d'avoir jeté son pays sous la coupe de Moscou et de la société russe de sécurité privée Wagner, qui exploite ses rares richesses - l'or et le diamant - en échange de sa protection contre les rebelles.
Si la CPS est louée par certains comme un modèle de justice à exporter dans d'autres pays en guerre civile ou qui s'en relèvent, d'autres doutent de son efficacité tant elle a tardé à ouvrir son premier procès, pour trois criminels de guerre présumés sans envergure.
Créée en 2015 par le gouvernement avec le parrainage de l'ONU, mais dont les travaux ont été lancés seulement en octobre 2018 avec les premières enquêtes, la CPS - composée de juges et procureurs nationaux et internationaux originaires notamment de France, du Togo et de RDC - audiencera mardi son premier procès pour juger pour crimes de guerre et crimes contre l’Humanité, commis en mai 2019, Issa Sallet Adoum, Ousman Yaouba et Tahir Mahamat.
Membres d'un des plus puissants groupes armés qui terrorisent les populations depuis des années, les 3R (Retour, Réclamation et Réhabilitation), ils sont accusés du massacre de 46 civils dans des villages du nord-ouest du pays.
- Obstacles -
L'ouverture de ce procès - qui ne fait l'objet d'aucune publicité par le gouvernement alors que des ONG internationales et des juristes étrangers le qualifient d'"historique" - survient exactement cinq mois après l'arrestation par des policiers de la CPS du ministre de l'Elevage et ex-chef rebelle Hassan Bouba dans son ministère à Bangui.
Si la CPS n'avait pas précisé les raisons de son inculpation, l'ONG américaine The Sentry, spécialisée dans la traque de l'argent sale qui finance les guerres, affirmait qu'il était directement responsables de l'attaque d'un camp de déplacés en novembre 2018 qui s'était soldée par la mort d'au moins 112 villageois dont 19 enfants.
Quelques jours après, il était exfiltré de prison par des gendarmes avant de regagner son ministère, à quelques centaines de mètres de la CPS, et d'être décoré par le chef de l'Etat de l'Ordre national du Mérite.
"La CPS se heurte à des obstacles dressés par le pouvoir, parfaitement illustrés par l’affaire Hassan Bouba", déplore Nicolas Tiangaye, avocat et porte-parole de la Coalition de l'opposition-2020 (COD-2020), qui regroupe la quasi-totalité des partis de l'opposition non armée.
Selon ses détracteurs, la CPS ne peut même pas compter sur le soutien des 14.000 Casques bleus de la Mission de maintien de la paix de l'ONU en Centrafrique (Minusca), alors que les Nations unies en sont le parrain et le principal bailleur de fonds. La CPS dispose d'un budget annuel de 12 millions d'euros, principalement fourni par l'ONU, l'UE et les Etats-Unis.
- "Gros poissons" -
"Les décisions des juges doivent être appliquées par d’autres entités, il y a au moins 25 mandats d’arrêts mais ni la Minusca, ni les autorités centrafricaines ne les exécutent alors que cela fait partie de leur mandat", dénonce Alice Banens, conseillère juridique pour Amnesty International.
"La véritable question maintenant est de savoir si nos mandats, y compris ceux destinés aux gros poissons, seront exécutés", admet pour l'AFP le président centrafricain de la Cour, Michel Landry Louanga.
La CPS est aussi affligée par une logistique défaillante qui n'a pas aidé à sa mise en place extrêmement longue - les deux derniers juges étrangers ont pris leurs fonctions en février et "des postes clés de la CPS restent vacants et difficiles à pourvoir", déplore l'ONG Human Rights Watch (HRW) dans un récent rapport.
"La situation de la CPS est particulière, c’est une juridiction qui fonctionne alors qu’il y a encore des affrontements et nos détracteurs l’oublient", plaide le président Louanga. "Malgré tout, nous réussissons à monter des procédures pour crimes de guerre et ça n’arrive nulle part ailleurs, il n’y a pas de comparaisons dans le monde".
(H.Duplantier--LPdF)