Des opposants russes émettent des critiques sur leur libération
Des opposants russes remis en liberté dans le cadre de l'échange de prisonniers historique entre Moscou et les Occidentaux ont dit vendredi n'avoir jamais demandé à être renvoyés de leur pays et jugé que le compromis pourrait encourager Vladimir Poutine à prendre de nouveaux "otages".
Le Russo-Britannique de 42 ans Vladimir Kara-Mourza, Ilia Iachine, un militant actif dans l'opposition libérale en Russie depuis les années 2000, et Andreï Pivovarov, arrêté en Russie en 2021, ont été les premiers des détenus libérés jeudi à s'exprimer au cours d'une conférence de presse pour raconter leur épreuve.
Elle s'est déroulée à Bonn en Allemagne, où ils sont arrivés la veille à bord d'un avion gouvernemental allemand, avec d'autres prisonniers allemands et russo-allemands libérés.
L'échange a permis de "sauver seize vies humaines", s'est félicité Vladimir Kara-Mourza. "Je ne pense pas qu'il y ait quelque chose de plus important dans ce monde", a ajouté ce féroce détracteur du Kremlin.
- "Goutte d'eau" -
Mais, dans le même temps, il a jugé qu'il s'agissait d'"une goutte d'eau dans l'océan" et a souligné avoir été expulsé illégalement de son pays car sans son aval. "Personne ne nous a demandé notre consentement. Nous avons été sortis de prison, mis dans un car, embarqués dans un avion et envoyés à Ankara", a-t-il dit.
"J'ai dit dès le premier jour derrière les barreaux que je n'étais pas prêt pour les échanges", lui a fait écho Ilia Iachine, qui a estimé que sa place était en Russie.
Il a même jugé dangereuses les concessions acceptées par les Occidentaux, l'Allemagne ayant remis en liberté un agent du FSB, Vadim Krassikov, pourtant condamné à perpétuité pour le meurtre d'un ancien commandant séparatiste tchétchène en 2019 en plein Berlin.
"En échange de la libération d'un meurtrier, une quinzaine d'innocents ont été libérés. C'est un dilemme difficile. Il incite Poutine à prendre d'autres otages", a-t-il jugé.
Le chancelier allemand Olaf Scholz a reconnu qu’il s'agissait d'une décision "difficile", qui lui vaut d'ailleurs des critiques dans son pays. Le parquet fédéral allemand lui-même, chargé du dossier Krassikov, s'était opposé à une remise en liberté. Mais le gouvernement est finalement passé outre.
L'accord a permis la libération de 16 personnes détenues en Russie et au Bélarus, en échange de huit Russes incarcérés aux Etats-Unis, en Allemagne, en Pologne, en Slovénie et en Norvège, ainsi que des deux enfants d'un couple d'espions.
- FSB -
Le Kremlin a levé vendredi un coin du voile sur les Russes libérés, reconnaissant que certains d'entre eux étaient des agents des services de renseignement russes, à commencer par Vadim Krassikov. Le porte-parole de la présidence russe, Dmitri Peskov, a admis qu'il s'agissait d'"un membre du FSB".
"Il a servi dans Alfa", une unité d'élite de ces services de renseignement, a-t-il dit à la presse. "Il a servi avec plusieurs employés (actuels) du service de sécurité du président" Vladimir Poutine, a ajouté M. Peskov.
Quant au couple formé par Artiom Doultsev et Anna Doultseva libéré par la Slovénie où il s'était installé en 2017 avec des passeports argentins, le porte-parole a confirmé son appartenance aux services russes.
"Les enfants des clandestins qui ont pris l'avion hier n'ont découvert qu'ils étaient russes que lorsque l'avion a décollé d'Ankara. Ils ne parlent pas russe", a-t-il affirmé.
Dans le lexique de l'espionnage, les "clandestins" sont des agents vivant sous une autre identité à l'étranger, pour accomplir leurs missions.
Les enfants mineurs du couple, qui avaient été placés par les services sociaux dans une famille d'accueil après l'arrestation de leurs parents, ont été gratifiés d'un "buenas noches" par Vladimir Poutine à leur descente d'avion jeudi soir dans la capitale russe.
"Ils ne savaient même pas qui était Poutine. C'est ainsi que les clandestins travaillent et font de tels sacrifices", a commenté le porte-parole présidentiel.
M. Peskov a par ailleurs écarté toute avancée immédiate dans les négociations autour du conflit en Ukraine consécutive à l'échange, soulignant que ces deux processus obéissaient à des principes "complètement différents".
Trois des ex-prisonniers américains - Evan Gershkovich, Paul Whelan et Alsu Kurmasheva - ont, quant à eux, été accueillis par Joe Biden et la vice-présidente Kamala Harris sur la base militaire d'Andrews.
M. Gershkovich, un reporter du Wall Street Journal, était détenu depuis mars 2023. Alsu Kurmasheva était aussi incarcérée en Russie, tout comme Paul Whelan, emprisonné depuis fin 2018 pour espionnage.
"C'était formidable de monter dans ce car aujourd'hui et de voir un grand nombre de prisonniers politiques russes, et pas seulement des Américains et des Allemands", s'est exclamé le journaliste américain à son arrivée aux Etats-Unis.
- Appel de Paris -
La Maison Blanche a en outre révélé avoir œuvré pendant des mois à la libération de l'ex-ennemi numéro un du Kremlin, Alexeï Navalny, avant qu'il ne meure en février dans une prison de l'Arctique, dans des circonstances troubles.
L'échange de jeudi a été le premier entre la Russie et les Occidentaux depuis la libération fin 2022 de la joueuse américaine de basket Brittney Griner, prisonnière sur le sol russe pour une affaire de stupéfiants, contre celle du trafiquant d'armes russe Viktor Bout, emprisonné aux Etats-Unis.
Paris a appelé de son côté Moscou à libérer les autres personnes encore "arbitrairement détenues en Russie", notamment le Français Laurent Vinatier.
Pour Dmitri Orechkine, un analyste politique indépendant, "aucun des deux camps" n'a gagné avec cet échange, car "Poutine n'aurait jamais autorisé un accord pouvant être interprété comme un succès" chez les Occidentaux.
(R.Dupont--LPdF)