Commémorer Tiananmen en cachette à Hong Kong
Il est huit heures du soir et neuf minutes ce samedi 4 juin. Chiu Yan-loy éteint les lumières de son bureau à Hong Kong. Il allume plusieurs bougies et, seul, se recueille à la mémoire des centaines de manifestants tués sur la place Tiananmen à Pékin il y a 33 ans.
L'heure et la minute choisies symbolisent l'année 1989. M. Chiu, 36 ans et ancien membre de l'association militant pour la démocratie Hong Kong Alliance, observe ce rituel chaque année depuis qu'il est adolescent.
Mais c'est la première fois qu'il doit l'accomplir seul, en privé, au lieu de se joindre à des dizaines de milliers d'autres Hongkongais rassemblés chandelles à la main sur les terrains de football du parc Victoria à l'appel de cette organisation, aujourd'hui dissoute.
Les organisateurs de la veillée ont été inculpés en septembre d'"incitation à la subversion". Plusieurs d'entre eux attendent en prison leur procès. Samedi, la police, qui avait averti que tout rassemblement commémoratif serait passible de cinq ans d'emprisonnement, s'est déployée massivement dans les environs du parc, contrôlant et fouillant à tour de bras les passants et arrêtant une dame de 80 ans pour "entrave à la force publique".
Certains ont été contrôlés pour avoir porté des vêtements noirs, pour avoir tenu à la main des fleurs ou, dans un cas, un jouet en forme de char. Au moins une demi-douzaine de personnes soupçonnées de commémoration présumée ont été embarquées dans des fourgons de police.
Mais M. Chiu reste confiant dans l'inventivité de ses compatriotes pour continuer à se souvenir de Tiananmen à leur façon.
- Rapport émotif -
"Le rapport émotif qu'a le peuple de Hong Kong avec le 4 juin va bien au-delà du seul fait d'assister à un rituel collectif", explique-t-il. "C'est devenu une partie intégrante de notre existence. Maintenant, la question est de savoir comment nous allons pratiquer, dans notre vie courante, ce en quoi nous croyons".
Peu de Hongkongais ont finalement bravé samedi l'impressionnant déploiement policier et la menace d'arrestation. Mais "tant que nos coeurs et nos esprits ne changent pas, nous ne lâcherons pas facilement", poursuit M. Chiu.
"Nous ne devons pas nous autoflageller. Tant que nous serons prêts à nous souvenir et à transmettre, la vérité finira un jour par éclater", espère-t-il.
Derek Chu, un ancien élu local militant pour la démocratie, estime lui aussi qu'il ne faut pas se laisser décourager par la fin des veillées au parc Victoria. "Dans cette lutte entre le peuple et le gouvernement, tout se ramène à la conviction, à la mémoire. Le lieu n'a pas une grande importance", affirme-t-il.
Sur les réseaux sociaux, M. Chu avait annoncé vendredi qu'il fournirait gratuitement des chandelles aux habitants de son quartier. Au final, seule une quarantaine de personnes se sont présentées, mais cela ne suffit pas à le décourager. "Même dans cette mauvaise passe du mouvement" pour la démocratie "je ne crois pas que les gens oublieront le 4 juin", dit-il.
Beaucoup de partisans de la démocratie redoutent que la répression n'empêche la jeune génération de connaître la vérité sur ce qui s'est passé à Pékin en 1989.
Mais à l'Université chinoise de Hong Kong, où une réplique de la "Déesse de la démocratie" a été déboulonnée fin 2021, de jeunes étudiants ont inventé une singulière chasse au trésor : ils ont réalisé 32 impressions 3D de miniatures de cette statue qui avait symbolisé mouvement de 1989 et les ont cachées à travers le campus, mettant au défi leurs condisciples de les trouver.
La chasse au trésor, qui devait durer six jours, a été interrompue au bout de trois, les surveillants de l'université l'ayant contrecarrée. Vingt-trois statuettes ont quand même été trouvées par les étudiants. Les autres ont été perdues ou endommagées.
"Le souvenir et la signification de la sculpture ne disparaîtront pas simplement parce qu'elle a été retirée. Ils continueront à être transmis", affirme Rebecca, une étudiante figurant parmi les initiateurs du du projet.
Née bien après 1989, elle se rappelle avoir entendu parler pour la première fois de Tiananmen à l'école secondaire, de la bouche d'un de ses professeurs.
"On m'a dit que lorsque je deviendrai adulte et responsable de moi-même, je pourrai assister à la veillée aux chandelles, mais je n'en ai pas eu l'occasion", regrette Rebecca. "J'espère toujours qu'un jour, je pourrai y participer".
(F.Bonnet--LPdF)