La démocratie deepfake: en Corée du Sud, un faux candidat pour aider le vrai
Sur l'écran, il a l'apparence du candidat et sa voix. Et pourtant ce n'est pas Yoon Suk-yeol, prétendant à la présidence sud-coréenne, mais "AI Yoon", son avatar produit avec la technologie "deepfake".
Dans un QG de campagne de Séoul, une bande de collaborateurs, jeunes et à la page, utilise l'intelligence artificielle pour tenter l'impossible: rendre cool un responsable politique sexagénaire.
A partir de plusieurs heures d'images du candidat du parti d'opposition, le Pouvoir au peuple (PPP), l'équipe de geeks a créé un avatar numérique de Yoon Suk-yeol et a lâché "AI Yoon" dans l’arène de la campagne électorale en vue de la présidentielle du 9 mars.
Le "deepfake", cette technologie numérique qui permet de créer des simulations hyper réalistes de personnes réelles, avait déjà fait des incursions dans des campagnes numériques. Mais les créateurs d'"AI Yoon" pensent qu'il est le premier avatar deepfake officiel d'un candidat, un concept qui fait mouche en Corée du Sud, pays qui dispose de l'internet le plus rapide au monde en vitesse moyenne.
Les cheveux soigneusement peignés, arborant un élégant costume, l'avatar ressemble à s'y méprendre au candidat sud-coréen. Mais il emploie un langage un peu plus corrosif, avec des phrases calibrées pour devenir virales afin d'attirer les jeunes électeurs.
Le succès est au rendez-vous. AI Yoon a généré des millions de vues depuis son lancement le 1er janvier.
Des dizaines de millions de personnes l'ont interrogé, avec souvent des questions peu habituelles en politique.
"Le président Moon Jae-in et (le candidat du parti au pouvoir) Lee Jae-myung se noient. Lequel sauvez-vous?", a demandé un internaute à AI Yoon.
"Je leur souhaite bonne chance à tous les deux", a rétorqué l'avatar.
A première vue, AI Yoon pourrait passer pour un vrai candidat, démontrant les progrès réalisés ces dernières années par les vidéos issues de l'intelligence artificielle.
Le candidat Yoon de chair et d'os a enregistré plus de 3.000 phrases, soit vingt heures d'audio et de vidéo, pour fournir suffisamment de données à une entreprise sud-coréenne de technologie deepfake chargée de créer l'avatar.
"Les mots prononcés le plus souvent par Yoon sont mieux reproduits dans AI Yoon", estime Baik Kyeong-hoon, le directeur de l'équipe AI Yoon.
Ce que dit l'avatar est écrit par l'équipe de campagne, et non par le candidat lui-même.
"On essaie de trouver des réponses drôles et satiriques", explique M. Baik à l'AFP.
La stratégie s'est révélée payante. Les déclarations d'AI Yoon ont fait la une des médias sud-coréens et sept millions de personnes se sont rendues sur le site "Wiki Yoon" pour interroger l'avatar.
"Si on avait produit uniquement des déclarations politiquement correctes, nous n'aurions pas eu ces réactions", assure M. Baik.
"L'establishment politique a été trop lent face à une société qui évolue rapidement", ajoute-t-il.
- Humour et sarcasmes -
Quand il répond aux questions des internautes, AI Yoon surnomme le président Moon et son dauphin Lee "Moon Ding Dong" et "Lee Ding Dong".
"Je veux poser cette question à Moon Ding Dong: +qui est notre véritable ennemi?", dit AI Yoon dans une attaque à peine voilée contre ce que ses détracteurs appellent l'approche plus conciliante du président envers Pyongyang.
Le président en exercice a rencontré son homologue nord-coréen Kim Jong Un quatre fois pendant son mandat, une stratégie diplomatique que M. Yoon considère comme trop douce.
L'avatar a aussi utilisé l'humour pour essayer de détourner l'attention des scandales passés de son candidat Yoon, en disant par exemple avoir reçu des fruits en cadeau de la part d'une entreprise de BTP, quand il était procureur.
"Je ne suis pas redevable devant les kakis et les melons. Je ne suis redevable que devant le peuple", a déclaré AI Yoon, bien que le vrai candidat ait dû reconnaître par la suite qu'il avait accepté certains cadeaux.
Le type de langage utilisé par AI Yoon s'inspire de celui en vogue dans le monde des jeux en ligne, explique Kim Myuhng-joo, professeur de sécurité de l'information à la Seoul Women's University.
"AI Yoon lit les scripts compilés par ses créateurs, qui parlent franchement", a souligné Kim.
Ko Sam-seog, membre de l'équipe de l'adversaire, Lee Jae-myung, accuse le cyber-candidat de "rabaisser le niveau politique".
Mais le sarcasme fonctionne: même si les sondages donnent les deux favoris au coude-à-coude pour l'élection du 9 mars, M. Yoon a pris une légère avance sur son rival parmi les électeurs de moins de 30 ans.
Le gendarme électoral de Corée du Sud autorise les avatars de candidats à condition qu'ils soient identifiés comme technologie deepfake et ne diffusent pas de la désinformation.
La technologie deepfake suscite de nombreuses craintes de désinformation. Mais M. Baik pense que l'intelligence artificielle représente l'avenir des campagnes électorales.
"Il est si facile de créer d'énormes quantités de contenu avec la technologie deepfake", a-t-il déclaré à l'AFP.
"Il est inévitable qu'elle soit de plus en plus utilisée".
(C.Fontaine--LPdF)